from the book
Les célèbres courtiers de la ville, toutes origines confondues, avaient brodé une savante kabbale météo-zoharique, connue dans la littérature mystique comme le menkorisme, qui ne manquera pas de retenir l’attention des amateurs de delirium tremens. Ils prétendaient que les âmes, composées d’une matière pneumatique, comme l’avaient magistralement prouvé les alchimistes de Terre sainte, étaient extrêmement sensibles aux tempéraments des vents et à leurs remous. Les humeurs des êtres humains, leurs dispositions, leurs rêves, leurs convictions, de même que leur santé et leur destin, étaient les produits de réactions météorologiques. Nos courtiers avaient leur théorie de l’âme, ni plus ni moins pertinente qu’une autre. Leurs prévisions météorologiques annonçaient les rébellions, les épidémies, les tremblements de terre, les raz-de-marée et les invasions de sauterelles. Les naissances aussi, les décès et jusqu’aux disputes qui secouaient couramment la ville. Ils tenaient régulièrement des assemblées extraordinaires pour prendre leurs augures sur des entrailles de grenouilles, des langues de lézards ou des arêtes de sardines et proposer leurs pronostics sur l’avenir du monde. Il n’était pas rare qu’ils ouvrent leurs séances au grand public des consuls honoraires, des conseillers matrimoniaux, des attachés en relations rhétoriques, des chômeurs chroniques, des rentiers éternels et des malades imaginaires auxquels ils présentaient solennellement leurs prévisions saisonnières. Crois-moi ou non, bâtard de ma semence, ils ne se gouraient pas plus que vos misérables satellites qui n’ont réussi à ce jour qu’à ridiculiser et ruiner la très précieuse météorologie que l’on considérait comme philosophie première et science générale à Tarédant !
De toutes les villes du Maroc, Tarédant était la plus burlesque et la plus géniale, même si de l’avis de Fils-du-Serpent III, biographe nègre de ses ex-consuls et nécrologue attitré de ses ex-courtiers, elle n’a pas donné grand monde ni grand-chose. Un gratte-papier par-ci, un guérisseur par-là. Un riche lot de vieux garçons et de vieilles filles, attardés romantiques cultivant leurs rêves jusqu’à leur dernier jour et mourant à la fois de regret de ne pas les avoir réalisés et d’orgueil de ne pas les avoir trahis. Je revois ces cohortes de placides et éternels soupirants remontant l’avenue des Amours perdus (une idée de la Commission des noms, prénoms et surnoms présidée par Pain-de-Sucre, à l’époque lecteur invétéré de Baudelaire, pour rehausser le charme romantique de la ville), vêtus de leurs plus beaux costumes, les cheveux brillantinés, rasant les murs d’un pas mesuré, les bras croisés au dos, plus voûtés que partout ailleurs au monde pour mieux endurer les harcèlements du vent et, dans leurs yeux délavés par l’exil, les signes navrants d’un troublant désœuvrement. Ils attendaient un royaume, un sauveur, un parti… une première et dernière passion. En définitive, ils mouraient sans laisser de descendance, ensevelis dans la chronique que je me dispose à te dicter, pour le grand plaisir de l’humanité et pour rivaliser avec l’odieux Fils-du-Serpent III qui ne recule devant rien pour écouler sa camelote littéraire.