from the book
« L’espèce parlante » : telle est sans doute la définition qui sied le mieux aux hommes. La nature est traditionnellement divisée en quatre règnes : minéral, végétal, animal, et enfin, le monde « parlant », en hébreu médaber, qui désigne le genre humain.
Manifestement, l’homme se distingue de toutes les autres espèces grâce à sa faculté de parler. Le terme scientifique d’homo sapiens (homme savant) n’est d’ailleurs peut-être pas le meilleur pour définir l’humanité. De nombreux animaux, comme les dauphins, possèdent eux aussi un degré élevé d’intelligence, certes inférieur à celui de l’homme, mais pas aussi éloigné qu’on pourrait le penser. De plus, les efforts de l’homme en vue d’acquérir la sagesse n’ont pas toujours été couronnés de succès…
Le fait même que nous parlions est néanmoins si élémentaire, si primordial, qu’il nous différencie du reste de la création. Homo garulus (homme parlant) semblerait être un terme plus correct pour définir le genre humain. Ce dernier titre n’est en rien facétieux, car il reflète non seulement le caractère particulier de l’homme mais aussi sa supériorité.
Que nous sachions communiquer n’est pas tout. Les oiseaux, les abeilles, voire les plantes, peuvent eux aussi transmettre des signaux sonores, visuels ou olfactifs. Cependant, la communication entre les hommes présente un caractère tout à fait différent. Pour autant que l’on sache, les animaux ne sont capables de transmettre que des émotions ou des rapports de situation, tels que « Je suis là », « Je suis sur le point de t’attaquer », ou « Je m’apprête à te courtiser ».
Les êtres humains, en revanche, peuvent créer des symboles transmissibles au travers de mots. Une telle faculté s’applique à tout ce qui existe au monde : les objets, l’espace, le temps, les notions concrètes comme les concepts abstraits, les idées autant que les émotions. Nous savons parler de chaque chose et lui donner un nom.
Le premier livre de la Bible, la Genèse, conte la création de l’Homme. Le Midrash affirme que D-ieu consulta les anges à ce propos. Ces derniers jugèrent l’idée tout à fait déplacée. Mettre une âme divine au contact d’un corps physique et bassement matériel leur apparaissait comme une combinaison bien étrange et saugrenue, forcément vouée à l’échec!
Après que D-ieu eut créé l’homme, Il montra Son nouveau monde et l’ensemble de Ses créatures à ces mêmes anges et leur lança un défi: « Seriez-vous en mesure de donner un nom à tout ce qui vous entoure ?» Devant leur incapacité à répondre, D-ieu dévoila alors Sa toute nouvelle créature, Adam harichone, le premier homme, afin de prouver ses qualités toutes spéciales. Adam nomma chacun des animaux qui passaient devant lui ; il s’attribua aussi un nom, ainsi qu’à sa femme et à D-ieu Lui-même. Ce fut là le commencement de l’Homme en tant que créature, une créature bien distincte de toutes les autres, supérieure aux animaux et aux anges, non seulement parce qu’elle pouvait parler mais aussi parce qu’elle savait créer des mots.
Ce don de « bavasser » est précieux : nous utilisons des mots pour transmettre des images, des cadres de l’esprit, de l’information ou des émotions. Cependant, nous faisons davantage qu’utiliser des mots : nous les créons. Certains commencent dès l’âge de deux ans pour s’arrêter… à l’âge de trois. D’autres en revanche continuent durant toute leur vie. Ainsi les mots tirent-ils leur origine de ce noyau intime au sein de notre propre être qui alimente notre faculté de créer. L’homme, « le parlant », n’est-il pas la seule créature capable de nommer objets ou idées ?
Certes, nous savons faire bien d’autres choses encore, avec nos mains par exemple. Mais le « grand bond en avant », la différence la plus importante, est notre capacité à communiquer une idée au moyen de symboles, de mots que nous avons nous-mêmes forgés. Une telle faculté à faire circuler la connaissance, l’information ou l’expérience et à progresser au fil des générations, représente le fondement de toute culture.
Les mots auxquels nous recourons pour communiquer avec notre entourage ne sont pas tout : il en est encore bien d’autres dans ce dialogue intérieur que nous entretenons avec notre propre personne. En effet, si les mots nous servent à discourir avec autrui, ils viennent aussi au secours de notre pensée.
Certes, il est possible de penser sans utiliser de mots. C’est que le processus de réflexion, dans sa dimension la plus élémentaire et la plus primordiale, ne s’appuie sur aucun mot distinct ; il s’agirait plutôt d’un collage mental assemblant différents symboles. Nous ressentons des émotions, nous avons des idées qui surgissent comme des flashs : certains y voient une image complète, d’autres seulement des sons, des échos, voire des odeurs. C’est alors que nous complétons et mettons en forme le processus intellectuel en prêtant des mots à nos idées.
Mais la plupart d’entre nous formulent leurs réflexions intimes, même les plus profondes, à l’aide de mots.