from the book
Elle n’a pas défait sa valise. Elle traîne encore à ses pieds, obstruant le passage. Par terre, il y a un désordre de factures, publicités diverses, revues sous emballage qui ont été glissées par le gardien sous sa porte et forment un petit tas de papier rassurant, qui l’attend, au bord du tapis. La voilà de retour chez elle, en lieu sûr, mais ce n’est pas si simple car il faut plus qu’une heure, plus qu’une matinée pour retrouver ses habitudes, revenir à sa vie d’avant le voyage. Il faut boire un grand verre d’eau à la cuisine, arroser ses plantes qui se sont un peu desséchées, sur le balcon, relever et trier le courrier, s’asseoir et se rappeler peu à peu tout ce qu’on a laissé en suspens avant de partir, les petites tâches et les soucis profonds. Ceux-là n’ont pas attendu son retour pour se manifester. Elle reconnaît bien l’odeur de sa maison, celle de ses meubles, mais pas la sienne. C’est juste la note un peu sucrée du parfum qu’encouragée par la vendeuse elle s’est laissé convaincre d’essayer ce matin, dans la boutique en duty free, qui continue de distiller dans son cou sa saveur inconnue. Elle ne l’aurait pas forcément choisi, ce parfum, mais elle est à ce point de sa vie où elle a souvent envie de neuf, d’occasions inédites et de sensations imprévues, de robes colorées, d’heures vacantes et d’escapades.
Au lieu d’avancer jusqu’à sa chambre ou de continuer jusqu’au salon, elle reste là, figée au milieu du couloir, un foulard de soie bleu noué autour du cou, clef en main, comme si elle craignait d’avoir à ressortir très vite, craignait une mauvaise rencontre. L’alarme a été coupée pourtant. Il n’y a personne ici, elle peut avancer. Elle peut faire le tour des pièces comme à son habitude, vérifier que tout est en place, que l’appartement n’a pas été visité en son absence, sans négliger de suspendre la clef à son crochet, avant de l’égarer quelque part. Elle semble si distraite ce matin. Elle pousse sa valise jusqu’à la porte du salon et pose son sac de voyage assorti, sur une petite chaise. Un cadeau d’anciens élèves, datant de l’époque où elle enseignait au lycée. Les élèves offrent souvent des bagages en guise de remerciement à leur cher professeur, comme s’ils lui suggéraient insidieusement d’aller se rafraîchir les idées, de profiter de l’arrêt momentané des cours pour oublier les copies et s’aérer la tête, ou s’ils le soupçonnaient d’être un peu trop routinier, au point de différer une initiative aussi salutaire que celle de partir en voyage. Elle l’ouvre pour regarder quelque chose, un papier qu’elle pourrait avoir oublié à l’hôtel ou dans l’avion, alors que ce n’est plus tellement ce qui l’occupe, à cet instant, ce genre de détails administratifs, et qu’elle range rarement ses papiers à cet endroit, dans la valise. Elle tourne et retourne son billet d’avion. Elle a bien été jusqu’à São Paulo, au Brésil. Le visa bordeaux sur son passeport l’atteste. Elle referme son sac et soudain c’est plus fort qu’elle, une vieille habitude, elle récapitule. Il n’était pas à l’aéroport ce matin. Il n’est pas venu la chercher au bout de ce long voyage, l’aider à porter sa valise et tous ses sacs, lui offrir un chariot, un croissant, lui proposer de boire un petit café au comptoir pour se réchauffer avant de prendre place dans la voiture encore glacée, la surprendre, l’embrasser. Il n’a pas appelé une seule fois depuis qu’elle est partie et ne lui a laissé aucun message nulle part. Et il n’est pas là non plus quand elle rentre, fatiguée de n’avoir pas dormi, de s’être assoupie un peu partout, dans l’avion, dans le taxi, un peu fière aussi et contente d’être rentrée de ce colloque au bout du monde où elle a été invitée à s’exprimer sur le roman moderne. Dans la chambre où elle ôte enfin son manteau avant de retirer ses chaussures, elle aperçoit quelque chose…