from the book
Le mellah de Casablanca étendait son dédale de rues et de
venelles entre la porte de Marrakech, le marché de l’Abondance
et le cimetière des Mille et Un Inconnus. Des bâtisses
loqueteuses de deux à trois étages, encastrées les unes dans les
autres, menaçaient de s’écrouler sur les venelles qu’on n’était
jamais sûr de traverser sans recevoir sur la tête la croûte d’un
mur ou le douteux contenu d’un seau. Les magasins débordaient
sur les rues et les rues s’engouffraient dans les magasins.
C’était le plus grand marché aux puces du Maroc. Des meubles dépareillés, des instruments rouillés, des machines
abîmées, des moulins déglingués. Des armoires d’Aragon, des
commodes de Castille. Des colliers de Guinée, des chaînes du
Ghana. Des manuscrits de Tombouctou, des reliques de Sigilmassa.
Toute une camelote, déversée par bateaux entiers, dans ce nouveau débarcadère du monde qu’était Casablanca, et comme les marchands ne songeaient pas à mettre de l’ordre dans leurs cavernes, on avait l’impression de flâner entre les gravats de civilisations. Les détritus s’accumulaient dans les rues. Des boyaux de poulets, des carcasses de chats. Des relents de puanteur montaient des égouts, des rats couraient les rigoles. C’était surtout un marché aux puces de personnages venus de tous les mellahs du Maroc. Ils avaient cent, mille ans, des yeux qui voyaient si loin qu’ils ne voyaient plus rien, des oreilles si sensibles aux remous du ciel qu’elles n’entendaient que leurs échos sur terre, des membres si débilités par l’exil qu’ils ne semblaient plus pouvoir s’en servir. Les personnes âgées étaient accroupies contre les murs et l’on ne savait si elles attendaient le Messie ou l’Ange de la mort. Ils passaient leurs journées en prières sous le régime des trois P : les Poux, les Puces et les Punaises.