from the book
Depuis que l’on a déboulonné la statue de Staline, Prague serait gardée par le Maharal autant que par saint Venceslas, patron de la Bohême, puisque c’est désormais la statue du rabbin qui surveille la mairie. Ce serait le site de tous les sortilèges et de toutes les grâces, où couvent de sourdes insurrections contre la tristesse de se voir reléguée au deuxième rang des grandes capitales, à la traîne de villes plus prestigieuses. Sinon, on descend volontiers la Moldau d’un côté et la remonte de l’autre. On traverse le pont Charles parce que c’est davantage une galerie bordée des deux côtés de monuments sculptés reconstituant la passion de Prague depuis sa création vers l’an 700 par sept moines venus d’Allahabad. Dans la Ville Basse, l’Horloge de l’Hôtel de Ville invite les passants à marquer une pause pour mieux méditer… la mort : toutes les heures, on assiste à une procession des douze apôtres se terminant par la Grande Faucheuse qui, son instrument à la main, retranche une heure à notre vie. Un site écrasant de beauté, croulant sous ses légendes et ses silences, ses grisailles et ses éclaircies. Une ville tendre aussi. L’esprit de Kafka – on ne sait lequel – plane dans l’obscur et étrange musée qui lui est consacré et qu’on est pressé de quitter. Parce que c’est un sépulcre, voire un interminable tunnel reconstituant la vie de Kafka, et qu’il méritait, malgré tout, un dais littéraire sous lequel fêter ses fiançailles avec toutes les Felice et les Milena qui lisent désormais ses lettres.
Le buste et le visage de Kafka saillent d’un mur sur le lieu où se dressait sa maison natale. Sur une place de l’ancien ghetto, il est juché sur les épaules d’un géant au ventre creux, peut-être le Golem. Dans la Ruelle d’Or, située dans l’enceinte du Hradschin, ses livres sont exposés dans une devanture percée dans le mur, à moins que ce ne soit le rebord intérieur d’une fenêtre. En 1916, Ottla, sa jeune sœur, avait loué une petite maison dans la rue des Alchimistes pour retrouver son compagnon qui avait été enrôlé. C’est une des maisonnettes construites à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle par l’extravagant Rodolphe II (Prague, 1552 – 1612), de la maison de Habsbourg, pour accueillir des alchimistes. De l’automne 1916 à l’été 1917, Kafka passait ses après-midi, ses soirées et souvent une partie de ses nuits à écrire. Le quartier était désert, presque à l’abandon. La nuit, il était plongé dans ce silence que Kafka désespérait de trouver dans le domicile de chez ses parents. L’ermite avait trouvé sa cave et l’on a du mal aujourd’hui à l’imaginer évoluant dans le minuscule espace, monter le petit escalier intérieur et passer des heures dans cette ambiance de siècles moisis. C’était la première fois qu’il avait un chez soi à sa convenance, qu’il pouvait ouvrir une porte et fermer une fenêtre. Circuler de la neige au silence et à la chaleur et de ceux-ci à la neige. Sans être dérangé ; sans manquer de rien. La fée Ottla veillait sur les lieux et sur les besoins de son frère. C’est là que Kafka entama des récits et termina d’autres dont une grande partie des nouvelles publiées de son vivant comme Le Chasseur Gracchus, A cheval sur le seau de charbon, Chacals et Arabes, Un médecin de campagne, Lors de la construction de la muraille de Chine, Onze fils, etc. En définitive, cette maisonnée abrita l’un des auteurs les plus sidérants du XXe siècle pour lui permettre de se livrer à la plus insigne alchimie à laquelle s’entendrait encore l’humanité – la transmutation – la métamorphose ? – littéraire.
La littérature était pour Kafka un sacerdoce hors duquel il n’était sens à rien. Ecrire réclame davantage que le don de soi – de prendre le risque de « s’ouvrir jusqu’à la démesure ». On doit puiser au tréfonds de soi de quoi se résoudre à ce qu’on écrit. On a besoin de silence, de solitude, de concentration extrême. On ne sait pas toujours où l’on va, on s’égare volontiers, on rebrousse chemin. Kafka en était à croire que seule la réclusion dans une cave, à la lueur d’une lampe, serait propice à une créativité souveraine et comblée : « On m’apporterait mes repas, et on les disposerait toujours très loin de ma place, derrière le porte la plus éloignée de la cave. Aller chercher mon repas en robe de chambre en passant sous toutes les voûtes de la cave serait mon unique promenade . » De cette réclusion, seul avec lui-même, il tirerait les ressources qui lui seraient nécessaires pour se… créer. Il ne se leurrait pas sur son endurance, il recherchait et redoutait cette réclusion extrême dans l’on ne sait quelle cave interne, balançant entre l’étrange et la démence, le sens et le non-sens. En définitive, c’est une grande œuvre qui en est sortie, livrant les annales littéraires d’un interminable procès de soi, retenues par la postérité contre les derniers vœux de son auteur.
Il existe tant de Kafka qu’on n’aura jamais fini de brosser son portrait et d’interpréter son œuvre. Le nouvelliste. Le midrashiste. Le hassidique. Le taoïste. Le conseiller juridique. L’imprésario bénévole du théâtre juif. Le pédagogue amateur. Le citoyen de Prague. L’auteur des œuvres inachevées. Le théologue. L’épistolier. L’homme malade. Le célibataire. Le Kafka de Brod. Celui de Milena. Celui de Benjamin. Celui de Marthe Roberts. Le non-Kafka de Guattari et Deleuze. Serait-il de retour qu’il corrigerait tous les portraits proposés de lui et répudierait le culte qu’on lui rend. Je veux parier que rien ne l’amuserait autant que de tenter de comprendre les étonnantes considérations de ces derniers : « Il y a beaucoup de lectures néo-platoniciennes de Kafka . » Peut-être font-ils allusion aux manies néo-platoniciennes qui œuvrent derrière la production kabbalistique. Sinon on ne comprend pas grand-chose. Leur lecture consisterait à voir dans le texte de Kafka le produit d’un travail de décalcomanie dont ils s’évertueraient à reproduire le calque. Peut-être celui d’une machinerie ; peut-être d’une bureaucratie. L’auteur se serait contenté de gratter le calque de sa plume. Ils auraient découvert que derrière chacune de ses activités, de bureau autant que de loisir, de méditation autant que d’écriture, de correspondant autant que d’ami, Kafka se montrait entier. Il devait aller jusqu’au bout et souvent il n’était pas de bout. Dans ses liaisons. Dans ses écritures. Dans ses positions religieuses. Deleuze et Guattari se gardent bien sûr de se risquer dans le personnage de Kafka comme écrivain autant que comme homme. Ce qu’ils disent est peut-être vrai, cela ne change rien à sa compréhension ou à sa mécompréhension. On aurait le cadastre de ses productions, on n’aurait pas leurs ressorts. C’est peut-être ce qu’ils nomment la cartographie à l’intérieur de l’œuvre.
La production de Kafka est si riche et polyphonique qu’elle autorise toutes les lectures. On se plaît à lire les différentes études, quand elles ne basculent pas dans l’ésotérisme, comme autant de créations herméneutiques. Cette diversité enrichit l’œuvre de Kafka davantage qu’elle ne lui porte atteinte. Mais on doit se résoudre à reconnaître que ce n’est pas une œuvre littéraire comme les autres. C’est Kafka. Il écrit à rebours de la littérature, de la narration, voire de la phrase. Il n’écrit pas, il décrie. Les commentateurs commettent le péché somme toute légitime de lui prêter leurs considérations. Ils s’improvisent défenseurs ou inquisiteurs de Kafka et comme celui-ci est commenté par contumace, qu’il ne peut répondre de ses intentions, ils s’illustrent comme critiques kafkaïesques dans l’interminable procès littéraire qu’on lui intenterait. Les uns n’ont pas plus raison ou tort que les autres. Ils seraient mobilisés par Kafka pour perpétuer son œuvre au-delà de son texte. Il en est pour la poursuivre dans un sens bureaucratique, d’autres dans un sens théologique. Il en est pour broder une œuvre autour de son œuvre ou pour reconstituer des périodes de sa vie. Tout est bienvenu, tout est méritoire. Si ce n’est que les commentateurs ne réalisent pas toujours qu’ils sont davantage possédés par le démon Kafka, dominés par lui, qu’ils ne le maîtrisent. Cette surproduction sur Kafka est une surproduction de Kafka. Dans le meilleur et dans le pire. Kafka écrivait autant qu’il le pouvait et comme il le pouvait. Sans se soucier d’autre chose que de s’acquitter de l’écriture en guise de prière. Il habitait un atelier d’écriture qui l’habitait. On s’invite chez lui et l’on dit ses impressions. Sans plus. Pour Paul Ricœur, grand exégète et grand philologue, le lecteur serait toujours programmé par l’auteur, impliqué dans la trame sinon la geste de l’œuvre, à l’instar du spectateur au théâtre. Or rares sont les auteurs qui ont excellé dans cette mise en scène du lecteur comme Kafka. C’était comme une chenille qui tisserait son cocon pour elle-même ne saurait quel papillon et nous en sommes réduits à voltiger et à butiner autour de son œuvre en quête de papillons.