from the book
Bien sûr, elle implora les kabbalistes enterrés au cimetière de Safed. Il n’était pas une année où elle ne passait une semaine au moins dans la ville pour être proche de ses saints. Tous les jours, elle se rendait sur leurs tombeaux, armée de cierges et de prières. Elle passait de l’un à l’autre avec la même demande que ses entrailles communiquaient à ses lèvres balbutiantes. Leurs tombeaux s’étageaient sur la pente qui dévalait vers le nouveau cimetière situé dans la vallée. Dans la grisaille rugueuse et mortuaire de l’été, les plus prestigieux formaient un minuscule carré de tombeaux bleus. Le tombeau de Rabbi Isaac Louria, le maître des maîtres, dit le Saint Ari, encadré par les tombeaux de Rabbi Shlomo Alkabets et de Rabbi Moshé Cordovero. Elle poussait la ferveur jusqu’à laver leurs tombeaux avec de l’eau qu’elle puisait à la source qui coulait dans le village de Pekiin et à laquelle s’était désaltéré Rabbi Shimon Bar Yohaï, l’auteur du Zohar. Elle ne savait rien de leurs doctrines ni de leurs miracles, elle ne cherchait pas à savoir. Le pèlerinage des tombeaux des saints était un devoir sacré et nulle part les saints ne l’étaient davantage qu’au cimetière de Safed. C’était comme ça, de toute éternité ; ce le sera, de toute éternité. Le culte de millions de personnes ne trompe pas. La cire des cierges qu’on allumait pour perpétuer leur souvenir coulait partout. Elle recouvrait les dalles tout autour au point qu’on devait marcher à petits pas pour ne pas glisser.
Un jour, elle découvrit qu’on avait noué un ruban rouge autour de la branche d’un arbre. C’était la première fois qu’elle remarquait la plante et elle en était à se demander s’il n’avait pas surgi miraculeusement. Il détonnait étrangement dans ce cimetière où ce n’étaient que des pierres tombales se délabrant en poussière ou s’enrobant de ciel. Des tombes plutôt rudes, sans enluminures, abandonnées à l’oubli des hommes ou à leur dévotion. Pas une fleur ; pas une herbe. Elles étaient si pressées les unes contre les autres qu’on avait l’impression qu’on avait enterré les uns contre les autres et les uns sur les autres. Puis cet arbre, dont elle ne connaissait pas le nom, qui devait être là depuis toujours et qu’elle ne découvrait que ce jour-là, à cause ou grâce au ruban rouge. Le tombeau au pied de l’arbre ne comportait pas de nom. Selon un des gardiens qui hantaient les lieux de jour et de nuit, c’était celui du dernier Juste inconnu ; selon un autre, celui du bedeau de la synagogue du Saint Ari, un mort sans postérité et qui germait dans cet arbre pour protéger les pèlerins et mieux s’attirer leur dévotion. Un kabbaliste plus grand encore que son maître ; un homme muet dont le mutisme communiquait la sonorité du silence de Dieu. Elle n’essayait pas de départager les hommes. Ni dans ce domaine ni dans aucun autre. Ils avaient tous raison ou ils avaient tous tort. Ca ne présentait aucune espèce d’importance. Elle voulait un enfant.
Elle avait vaguement entendu parler de la pratique consistant à nouer des rubans autour des branches des arbres sacrés ; elle croyait qu’elle ne concernait que les tribus primitives. Pourtant, l’année d’après, tout l’arbre était couvert de rubans, de mouchoirs, de fils de laine et de sachets en plastique contenant des messages. De toutes les couleurs, de toutes les misères, de tous les nœuds. Un vœu attendait son dénouement et ce n’était qu’en le nouant autour des branches d’un arbre sacré qu’il aurait des chances d’être exaucé. C’était une lectrice, pas une anthropologue. Elle ne chercha pas à connaître la symbolique de ce rite ; elle la réinventa. Elle ne nomma plus l’arbre du cimetière de Safed que L’Arbre mystique ou L’Arbre de vie. Cette année-là, elle se démit de tout ce qui pouvait ressembler à un ruban, un mouchoir ou une écharpe ; elle demanda à un rabbin d’écrire son vœu sur un parchemin qu’elle introduisit à son tour dans un sachet. Pendant une semaine, jour après jour. Le dernier jour, elle s’engagea à enterrer le cordon ombilical au pied de l’arbre. Dans l’année qui suivit, elle tomba enceinte et ne décida d’accoucher à la maison, sous la surveillance d’un médecin pour prévenir toute complication, que pour conserver le cordon ombilical et s’acquitter de son vœu. Sinon, elle le savait, elle risquait de perdre son enfant. Elle lui donna du reste le nom d’Ari pour perpétuer la protection du Saint.