from the book
Essaouira-Mogador est située sur une presqu’île ceinturée de remparts qui courent en dentelle sur les rochers. Les palmiers sont si hauts et frêles qu’ils ploient sous les larmes cramoisies de leurs feuilles mortes et menacent de casser sous la pression des alizés. Les araucarias importés d’on ne sait où communiquent leur solennité aux décors de pierre et de bois, contiennent le vertige océanique des habitants et les empêchent de succomber au mal de mer. Un lancinant trouble, un envoûtement mystérieux, persiste à communiquer une doucereuse démence aux habitants et aux visiteurs. Peut-être celle-ci s’accompagne-t-elle de l’expansion que l’on éprouve devant la vaste baie sur laquelle s’ouvre la ville, peut-être est-elle véhiculée par cette brise qui insinue le goût de je ne sais quelle meringue à la menthe. Peut-être provient-elle de l’œil, de bénédiction et de malédiction, qui toise en permanence le site. Le bruissement des branches bercées par les vents remue les bribes mystiques qui voltigent dans les mémoires. Djalâl ad-Dîn Rûmi (Balkh, 1207 – Konya, 1273), mystique musulman persan, reconnaît : « Seul Dieu sait de quoi l’arbre parle avec le vent ! » L’auteur du Zohar, l’œuvre maîtresse de la mystique juive que méditaient les légendaires négociants de la ville entre deux parties de marchandage, ne badine pas, lui, avec les insinuations du vent : « Quatre vents soufflent chaque jour des quatre horizons du monde. Le vent de l’Est souffle depuis l’aube jusqu’au milieu de la journée, de concert avec lui surgissent les vents du Trésor du Désir. Nous avons en effet appris qu’il y a dans l’En-haut, aux portes de l’Est, un trésor nommé Désir qui contient trois mille soixante-quinze vents de guérison pour le monde . »
Dans cette ville désertée par l’histoire, les îles ne sont plus gardées que par des oiseaux, les canons ne tirent plus, les casemates n’abritent que des ateliers où des artisans ébénistes et des marqueteurs travaillent le thuya – arar en arabe – et les magasins où s’entassaient les produits de Tombouctou ont été convertis en restaurants et en galeries. En revanche, les verrières ne cessent de crisser, les charnières de grincer, les volets de claquer. Le tourisme a levé partiellement des voiles sur la pudeur naturelle des lieux, bleus et blancs, et révélé des transes immémoriales. Les ruelles et les venelles, lumineuses ou obscures, cultivent la chasteté et la perdition. Les bâtisses, blanches et jaunes, roses et vertes, invitent à la sobriété et à la convoitise. Les femmes des lieux ne portent plus le haïk blanc traditionnel et les visiteuses venues d’ailleurs se déclarent comme autant de sirènes sorties de l’océan, qu’elles soient perchées sur un rocher ou sur un canon. On ne sait si la ville vit ou se donne en représentation. Pour certains, c’est une ville-sanctuaire ; pour d’autres, une ville-lange ou une ville-linceul ; pour d’autres encore, une ville-casbah, une ville-atelier ou une ville-théâtre. Elle serait si amnésique qu’elle ne livrerait que des mystères et imprimerait de troubles vocations poétiques aux âmes démises de ses exilés ou envoûtées de ses résidents. On ne s’en s’incline pas moins devant l’hôte. On ne lui ment pas, on lui dit sa vérité. La main sur le cœur. En ce lieu, le secret des âmes s’exprime, pour reprendre Rûmi, en caractères de safran. Or, ne goûte pas le safran le premier venu.