from the book
Elie l’increvable Le malheureux vivait de la main à la bouche. Il se lavait soigneusement les mains et mangeait avec les doigts. C’étaient ses doigts, c’était sa bouche et ils se connaissaient depuis belle lurette. Bien sûr, il prenait soin de prononcer les bénédictions de rigueur pour écarter le mauvais œil et se protéger contre tout risque d’indigestion et toute tentative d’empoisonnement. C’était plus propre, sain et sûr que d’utiliser ces fourchettes que proposaient les Français avec leurs politesses et qui servaient sans distinction dans toutes les bouches. Mais dans son cas précis, quand on disait qu’il vivait de la main à la bouche, on voulait dire plus prosaïquement qu’il n’avait pas grand-chose à manger. Sitôt qu’n lui glissait une pièce dans la main, il s’achetait une miche de pain, et quand la pièce était de quelque valeur, il se permettait des radis et des olives. Ah, il adorait les olives ! Les grosses et les petites. Les vertes, les mauves et les brunes. Les noires pulpeuses et les noires pressées. Toutes les variétés. Pendant très longtemps, tant qu’il avait des dents, il n’accompagnait pas son pain d’olives sans avoir un avant-goût du paradis à la bouche. C’était tout dire ! Le viel Elie habitait une des dernières cahutes de Nowawel dans le mellah de Fès. Elle était meublée d’une paillasse rembourrée de crin, posée à même le sol, d’une table qui avait perdu un pied et deux chaises qui avaient perdu leur dossier, ainsi que d’un brasero qui lui servait à la fois pour se chauffer et pour cuisiner. Sur une étagère posée sur deux briques, toute une vaisselle, composée d’une cafetière noire de suie, d’une théière aux formes alambiquées et à la crête rouge, de deux ou trois verres, d’une poêle qui n’avait plus de manche, d’une louche en bois et d’une marmite en terre cuite où il lui arrivait de préparer son repars pour le shabbat au cas il ne se trouverait personne pour l’inviter. Sur une deuxième étagère, une bibliothèque : un livre de prières pour les services réguliers des jours de semaine ; un autre pour les services du shabbat ; les cinq livres du Pentateuque ; une anthologie des passages prophétiques que l’on récite à la synagogue après la lecture de la Torah ; le Traité des Pères qui lui servait de rituel pendant les sept semaines séparant la Pâque et la Pentecôte ; la série de livres pour les commémorations et les célébrations du calendrier hébraïque ; le Cantique des Cantiques enluminé par on ne sait quel amoureux de la Sulamite ; et un rouleau en parchemin relatant le glorieux récit de la reine Esther. Une riche bibliothèque héritée de son père, qui l’avait reçue lui-même de son père, qui l’avait achetée à un colporteur de Livourne venu collecter des fonds pour publier le traité des commentaires d’un grand maître de Tibériade. Surtout, la cahute était meublée de…la bonne, belle et merveilleuse Grâce de Dieu.